lundi 15 mars 2010

Imedi TV : Les Russes envahissent la Géorgie, Saakachvili assassiné - un canular qui fait rire jaune

Article paru dans caucaz.com le 15/03/2010

Par
Nicolas LANDRU à Tbilissi















Tbilissi, 20h. Bien des Géorgiens auront eu des sueurs froides ce samedi 13 mars 2010, s’ils n’ont pas allumé leur télévision suffisamment à l’avance. Le journal du soir de la chaîne de télévision Imedi (Espoir) a pendant ½ heure été remplacé par un faux journal annonçant une nouvelle invasion russe, le bombardement de grandes villes du pays, et pour finir, l’assassinat du président Mikheïl Saakachvili. Bilan : mouvements de paniques, réseaux de téléphonie saturés, pillage d’une station service à Gori… Des critiques nationales et internationales, et un électrochoc pour l’opposition politique tirée de son hibernation et contrainte d’inaugurer plus tôt que prévu sa nouvelle saison de contestation.


Ce canular d’une télévision pro-gouvernementale est un nouvel et étrange avatar de la vie médiatique et politique de ce pays du Caucase habitué à des coups de théâtre répétés depuis plus de deux ans. La population, encore marquée par la guerre d’août 2008, a réagi à vif. Alors que les autorités ont une réaction ambiguë vis-à-vis de l’affaire, les diplomates occidentaux blâment la chaîne, qui a présenté ses excuses à chaud mais fermement réaffirmé son intention et défendu son faux journal par la suite.

« Comment les évènements peuvent se développer si la société ne se consolide pas contre les plans de la Russie »



Ainsi annoncé par la présentatrice Natia Koberidzé, le sens de la diffusion d’une version falsifiée du journal de 20h « Kronika » est clair : si les Géorgiens ne se rassemblent pas autour du gouvernement, les Russes s’empareront du pays. Le faux journal vient expliciter cette annonce pleine d’allusions : on y parle de deux leaders de l’opposition, Nino Bourdjanadzé et Zourab Noghaïdéli (qui ont récemment effectué une visite au Kremlin), conduisant des manifestations après la victoire du pouvoir en place à la mairie de Tbilissi. Les Russes se servent des troubles provoqués pour envahir la Géorgie et, finalement, venir tuer le président.

L’argument de la cohésion nationale est un élément central de la rhétorique anti-opposition développée par le régime en place depuis la vague de turbulences partie à l’automne 2007. Il a permis à Mikheïl Saakachvili de mettre fin aux manifestations le 7 novembre en instaurant l’Etat d’urgence puis, à plusieurs reprises, de mettre en difficulté ses opposants. La guerre d’août 2008 ayant matérialisé le danger invoqué, l’opposition s’était rangée derrière le président pendant le conflit, puis s’était tue avant de remettre sur pied ses attaques au printemps 2009, pour une lourde saison de contestation. Les élections pour la mairie de Tbilissi qui doivent se tenir en mai-juin 2010 pourraient bien voir une nouvelle vague d’interminables manifestations paralyser les rues de Tbilissi. En soi, le faux journal est donc un point sur les « i » avant même que l’opposition, quasi absente pendant l’hiver, n’ait pu faire sa rentrée.

Le porte-parole du gouvernement s’est rendu au siège d’Imedi peu après la diffusion du faux journal, afin d’émettre une critique officielle de cette action, prévisiblement impopulaire, et plusieurs membres de la majorité présidentielle ont fermement condamné l’évènement. Mais la réaction personnelle du président Saakachvili, le dimanche 14 mars, est plus ambiguë. Loin de commenter la forme de l’évènement et après avoir brièvement critiqué Imedi pour ne pas avoir fait défiler de légende signalant qu’il s’agissait d’un faux, le président géorgien s’est surtout appesanti sur le fait qu’il trouvait ce scénario « proche au maximum de la réalité ».

« L’ennemi de la Géorgie a commencé à montrer un très mauvais film pour la Géorgie en août 2008, mais nous avons arrêté ce film, bien que nous sachions que le réalisateur continue d’écrire le script du scénario, qui est proche de ce que nous avons vu hier », déclarait-il, interrogé sur l’évènement. Manière de soutenir le projet même d’un journal-pronostic fictif et apocalyptique. En allant jusqu’à vanter l’adéquation du canular avec la réalité en ce qui concerne l’opposante Nino Bourdjanadzé, pointant qu’elle est allée rencontrer Poutine à Moscou et martelant que par cet acte elle prouve qu’elle n’a « aucune dignité », le président géorgien ne cherche absolument pas à éloigner le soupçon selon lequel la diffusion du faux journal émane de plus haut, dans le gouvernement.

« La situation est trop tragique pour un canular »

Guiorgui, activiste de la société civile ayant pris part à la manifestation spontanée et nocturne lancée contre la chaîne de télévision, connaît le canular diffusé par la télévision belge RTBF le 13 décembre 2006, qui annonçait la désintégration de l’Etat belge. Formule identique, ont peut même parler d’une copie exacte : ½ heure de faux journal où seuls des détails très pointus peuvent laisser comprendre la supercherie (ici, une succincte évocation de dates en juin 2010 et de la tenue d’élections municipales) ; le tout dans le format d’une édition spéciale, suivie d’un débat. Un sujet brûlant et un scénario extrême mais vraisemblable sont à la clé d’une formule à laquelle le téléspectateur non averti croira presque à coup sûr. Mais pour Guiorgui, la similarité s’arrête là. « En Belgique, il n’y a pas eu mort d’homme. Il n’y a pas eu de guerre un an et demi plus tôt, et on n’annonçait pas à la population qu’elle risquait les pires horreurs ».

La réaction paniquée d’un grand nombre de personnes à travers tout le pays indique une nervosité parmi la population, qui, il y a moins de deux ans, vivait une invasion étrangère. Pendant l’émission, le réseau téléphonique était saturé, les gens prenant l’émission en cours tentant de s’informer. A Tbilissi, un grand nombre de téléspectateurs interviewés à chaud indiquent avoir cru à la réalité du journal, et en avoir informé des personnes qui ne regardaient pas cette chaîne, qui à leur tour y ont cru l’espace de 20 minutes. Dans les villes indiquées dans le faux journal comme étant visées par d’imminents bombardements, comme Poti et Sénaki en Mingrélie, il y a eu des ébauches chaotiques de fuite. A Gori, ville ultrasensible ayant connu au plus près la guerre de 2008, la population est restée en alerte toute la nuit ; un groupe d’hommes a attaqué une station service pour prendre de l’essence et pouvoir ensuite s’enfuir. On signale que les appels d’ambulance ont été anormalement élevés cette nuit-là, et l’on a même recensé des cas de réservistes appelés à la guerre par leurs officiers qui regardaient Imedi.

Même si à 20h30, tout le monde ou presque découvrait la vérité, la population géorgienne a eu une sévère piqûre de rappel. La condamnation sans appel de l’acte par les diplomates de Tbilissi, à commencer par l’ambassadeur des Etats-Unis John Bass qui le qualifie d’«irresponsable », ainsi que la réaction concernée des médias du monde entier, renforcent la réception perplexe et indignée de l’émission par une partie visible de la population géorgienne, du moins à Tbilissi. A titre indicatif, plusieurs groupes se sont formés sur facebook pour condamner l’émission, atteignant les 5000 membres avant même la fin de celle-ci samedi 13 mars.



Un réveil prématuré de l’opposition

Dans la foulée, l’opposition politique géorgienne, notamment les leaders visés dans le faux journal, organisaient une manifestation spontanée. Aux côtés d’organisations de la société civile et de groupes de citoyens anonymes en colère, des figures majeures de l’opposition se rassemblaient devant le siège d’Imedi à Dighomi. Quelques invités sortant de l’émission ont été injuriés et aspergés, mais en dehors de cela et de quelques slogans scandés, les différents partis d’opposition paraissaient relativement peu organisés et ne décidaient pas d’entreprendre une action plus insistante. Ils décidaient néanmoins d’organiser un meeting public pour le lendemain, inaugurant ainsi la première manifestation de l’année, et précédant leur agenda d’action fixé en fonction des élections municipales de mai-juin.

Après un printemps de manifestations continues qui avaient paralysé la capitale en 2009, puis un estompement du mouvement à l’orée de l’été, le choc des familles ne s’est pourtant pas transformé en un suivi massif et spontané de la colère politique de l’opposition. La manifestation nocturne et celle du lendemain n’attiraient guère plus que 200 à 300 participants. Malgré le choc, et peut-être en parti grâce à un effet réussi de peur, la fureur populaire est loin.



La question du pourquoi reste bien ouverte. La diffusion du canular visait-elle aussi en partie à prendre l’opposition de cours ? Le mouvement de panique était-il voulu ? Dans quel but ?

Imedi TV, un étrange destin

La question la plus terre-à-terre reste la suivante : pourquoi précisément la chaîne Imedi s’est-elle lancée dans cette aventure controversée et risquant la survie même du groupe médiatique ? Un mouvement citoyen a déjà annoncé vouloir traîner l’affaire devant la justice. Dans le faux journal, l’utilisation et la falsification outrancières de paroles de personnes existantes et d’importance (Barack Obama, Eric Fournier, l’ambassadeur français, les chefs d’Etat baltes et polonais, tous intervenant pour appeler à sauver la Géorgie) seraient suffisantes pour faire crouler le groupe sous les procès pour diffamation.



A présent, Imedi est dirigée par un proche du président Saakachvili, Guiorgui Arveladzé. Mais elle se distingue des chaînes publiques et de celles qui sont clairement et ouvertement les alliés du pouvoir comme Roustavi 2. Pendant un temps le média principal de l’opposition, propriété du sulfureux oligarque Badri Patarkatsichvili, opposant personnel à Saakachvili, la télévision avait été fermée à la suite des manifestations du 7 novembre 2007. Après la mort étonnante de Patarkatsichvili en pleine campagne présidentielle à laquelle ce dernier participait, la question de sa propriété, avec l’achat d’une part majeure d’actions par un certain Joseph Kay, que l’opposition accuse d’être un agent du gouvernement, a été une question opaque. Quoiqu’il en soit, Imedi est depuis devenu une autre voix du pouvoir.

Des rumeurs veulent qu’un procès ait été en perspective, pour redonner des parts d’Imedi à l’héritière légale de Patarkatsichvili, sa veuve Inna Goudavadzé. Auquel cas une action suicidaire aurait été une manière comme une autre de faire fermer cette télévision depuis trop longtemps encombrante. Ce qui est certain, c’est qu’Imedi est pro-gouvernementale, mais ne représente pas officiellement ni symboliquement la voix du pouvoir. Ce qui a son sens pour un acte ouvertement outrancier, moralement condamnable, mais possédant un contenu on ne peut plus dans la ligne de la propagande gouvernementale.

« Il ne manquait plus que ça, une fausse invasion russe », ironise enfin Guiorgui. Pour la population d’un pays sous haute tension internationale depuis deux décennies, et particulièrement ces dernières années, la soirée de samedi a été un faux mais violent rappel indiquant que la stabilité est encore un rêve qui paraît bien lointain en Géorgie, même lorsqu’en réalité il ne se passe rien.

Photos : Nicolas Landru

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