dimanche 1 juin 2008

Géorgie : l'évacuation de la base militaire russe d’Akhalkalaki touche à sa fin

Article paru dans caucaz.com, édition du 23/04/2007
Par Nicolas Landru à Tbilissi


© Nicolas Landru, base militaire russe d'Akhalkalaki

La base militaire russe d’Akhalkalaki, en Djavakhétie, doit fermer ses portes à l’automne 2008. Tels sont les termes de l’accord russo-géorgien passé le 31 mars 2005 entre Salomé Zourabichvili, alors ministre des affaires étrangères de Géorgie, et Sergueï Lavrov, son homologue russe. Mais apparemment, et envers toutes les prévisions qui annonçaient un agenda de fermeture houleux, l’échéance n’aura pas besoin d’arriver à terme. Selon le commandement de la base, au 1er juillet 2007, celle-ci sera remise aux autorités géorgiennes. La phase finale de la fermeture est déjà engagée : le 13 avril 2007, les derniers équipements ont quitté Akhalkalaki pour être transférés à la base de Gyumri en Arménie. Le 19, ils sortaient du territoire géorgien.

Si quelques 3000 hommes de service, Russes et Arméniens locaux, restent encore sur place, le temps leur est compté. Ils attendent la fermeture officielle, la base restant désormais quasiment vide. Ce convoi d’une dizaine de camions contenant cinq générateurs à haute tension, cinq tonnes de munitions et 1,5 tonne d’équipements divers, met fin au transfert du matériel d’Akhalkalaki vers Gyumri. Le personnel, lui, sera redéployé en Arménie et en Russie après la fermeture complète de la base.

Akhalkalaki est l’avant-dernière des quatre bases russes de Géorgie à fermer officiellement ses portes. L’amorce de son évacuation sonne le glas de la présence militaire russe dans le pays. Ce dénouement n’avait pourtant rien d’évident : la question du retrait des troupes russes de Géorgie avait été pendant plus de 15 ans l’un des points d’achoppement majeurs des relations russo-géorgiennes. Les gouvernements successifs, à Tbilissi, se sont acharnés à aboutir au départ de l’armée russe. De la part de Moscou, atermoiements et tergiversions ont laissé penser qu’aucune garantie n’était donnée, et que jusqu’à ce que le dernier soldat russe quitte le sol géorgien, rien n’était joué. Cette attitude ambivalente doublée du rôle ambigu que Moscou a joué dans les conflits séparatistes en Géorgie venait se confronter à la position intransigeante de Tbilissi.

Tbilissi, Goudaouta, Batoumi

Au cœur de tensions croissantes entre les deux pays, Tbilissi obtenait en 2001 la fermeture de la base de Vaziani, près de Tbilissi, après un combat diplomatique de deux ans. Les menaces de l’OSCE ont fait plier Moscou. Celle-ci lâchait officiellement plus de leste encore et acceptant la fermeture de la base de Goudaouta, située en territoire séparatiste Abkhaze. Mais le rôle joué par cette base dans le conflit d’Abkhazie – elle donnait asile au premier président séparatiste, Ardzinba, puis donnait un appui militaire certain aux forces abkhazes – permet de penser qu’elle n’a été fermée que sur le papier. Aucune inspection des lieux n’a été autorisée aux organisations internationales, et Tbilissi soupçonne une utilisation illégale de la base par les forces jointes russes et abkhazes.

Restaient les bases de Batoumi et d’Akhalkalaki. L’enlisement politique du second mandat présidentiel de Chévardnadzé mettait en suspens les succès géorgiens de la deuxième moitié des années 1990. Après la révolution des roses, la confrontation avec Moscou s’est faite plus directe et le régime de Mikhaïl Saakachvili a fait du départ de toutes les forces russes de son pays un objectif majeur.

Le « coup d’Adjarie » de l’été 2004 réintégrait la République autonome adjare dans le giron de Tbilissi ; la pression se renforçait sur la base de Batoumi, en même temps que celle-ci devenait une menace plus directe à l’autorité du pouvoir. Après des négociations ardues, la Géorgie obtenait cependant gain de cause, avec un premier accord d’évacuation en 2005, puis un autre définitif au 31 mars 2006, fixant l’échéance à fin 2008 pour Batoumi et Akhalkalaki.

Il semble qu’à partir de cette étape, et malgré les regains de tensions diplomatiques comme lors de la crise des espions de septembre 2006, l’obtempération de Moscou et l’abandon de ses objectifs militaires par ses bases de Géorgie est irrévocable. Dès l’été 2005, la base de Batoumi commençait à évacuer son matériel et son personnel, de sorte qu’elle soit prête à être remise fin 2008. Pour l’heure, il reste en tout et pour tout deux familles et 5 soldats dans la base.

Fait symbolique, quelques semaines après l’intense crise des espions entre Moscou et Tbilissi, la Douma ratifiait le 13 octobre 2006 la loi sur le retrait des bases russes de Géorgie. Signe incontestable que malgré la confrontation apparente entre les deux régimes, l’évacuation de l’armée russe est un fait entériné par les deux parties. La décision de Moscou a bien été prise.

Akhalkalaki

Malgré la tournure régulière des choses, le côté géorgien avait émis beaucoup de doutes quant à la bonne volonté de l’armée russe à réellement fermer boutique à Akhalkalaki. On a pensé que l’Adjarie étant tombée entièrement sous contrôle de Tbilissi, la Russie avait fait une croix sur sa base, étant dans l’impossibilité de faire autrement. Mais à Akhalkalaki, centre politique de la Djavakhétie, la situation est bien différente.

Région du sud de la Géorgie, à la frontière avec l’Arménie, et peuplée à plus de 90% d’arméniens, la Djavakhétie éveille à Tbilissi un certain nombre de craintes qui agitent le spectre des sombres heures des années 1990. Akhalkalaki est une ville qui connaît une forte identité politique, franchement opposée au centralisme de Tbilissi. Plusieurs organisations arméniennes portant des revendications autonomistes y sont très actives depuis le début des années 1990, la population est armée, il est clair que la stabilité ne tient toujours qu’à un fil. L’acceptation pour la population arménienne de son appartenance à la Géorgie est fragile.

Dans ce contexte, Tbilissi n’a eu de cesse de dénoncer l’influence de la Russie via sa base militaire, son instrumentalisation des questions ethniques, sa manipulation voir son instigation des organisations arméniennes locales, toutes issues de l’organisation paramilitaire Djavakhk qui avait défendu la région contre les milices géorgiennes, Zviadistes et Mkhedrionis, au début des années 1990.

Base russe et activisme local

Au cours des dernières années, de nombreuses actions de protestation, parfois musclées, ont eu lieu à Akhalkalaki. L’une des revendications des organisations locales, à côté du statut d’autonomie et de l’Arménien comme deuxième langue officielle dans la région, était le maintien de la base russe.

Dans cette revendication, Tbilissi a toujours vu la main de Moscou. Mais pour les habitants d’Akhalkalaki, la question n’en était pas moins vitale. La base était le véritable poumon économique de la ville, assurant non seulement de nombreux emplois, mais aussi le commerce, dans cette région particulièrement isolée. Construite au XIXème siècle comme ville de garnison, Akhalkalaki n’a jamais eu dans son histoire récente d’autre fonction.

Un autre aspect de la question est de prime importance aux yeux de la population de la ville, qui vit dans un intense maintien de la mémoire du génocide arménien : la présence russe est une garantie contre les turcs, et si les troupes de Moscou venaient à partir, qui pourrait assurer cette sécurité ? Les discours les plus anxieux voyaient après ce départ l’arrivée de troupes turques sous uniformes de l’OTAN. Maintenue isolée dans une zone tampon à la frontière de la Turquie, donc de l’OTAN, la population arménienne de Djavakhétie, a évolué pendant la guerre froide dans l’idée d’une menace perpétuelle. Maintenant que le départ russe est réel, il ne tient qu’à Tbilissi de donner des garanties.

Ce n’est sans doute pas un hasard si le 13 avril, le jour de l’évacuation du matériel, un rallye a été mené par les organisations politiques de la ville pour exiger que l’Arménien accède au statut langue officielle dans la région. Ce qui confirme le lien étroit entre la base et l’activisme politique de la ville, mais qui montre aussi que devant le retrait irréversible de l’armée russe, les organisations arméniennes sentent plus que jamais le besoin de manifester leur présence. Si les rumeurs selon lesquelles Moscou et les organisations locales feront tout pour empêcher la fermeture de la base ont été de fait démenties, l’activisme local ne s’arrête évidemment pas ici, d’autant plus que l’avenir désormais incertain ne peut que préoccuper la population d’Akhalkalaki.

Quel avenir à Akhalkalaki ?

Les déclarations du gouvernement géorgien pendant ces deux dernières années, visant à temporiser les protestations de la société politique d’Akhalkalaki, n’avaient pas été convaincantes. Entre autres, l’« affaire de pommes de terres ». Début 2006, Mikhaïl Saakachvili avait promis que l’armée géorgienne se fournirait en pomme de terres uniquement auprès des paysans de Djavakhétie. Cette culture est la seule production conséquente de la région, et unique source de revenu à côté de la base russe et du commerce (qui, en grande partie, dépendait jusqu’ici de celle-ci). Le président avait déclaré que les revenus que cet approvisionnement apporterait équivaudraient à ceux donnés par la base militaire. Outre l’énormité de cette équation, il s’est avéré peu après que l’armée géorgienne continuerait à se fournir que une part infime auprès de la Djavakhétie, la grande majorité de son approvisionnement venant de Turquie ou d’autres régions géorgiennes. De plus, la production de Djavakhétie ne suffirait pas à fournir le quart des besoins de l’armée, et n’opérerait jamais les rentrées financières escomptées. Cette affaire avait provoqué la colère de la population.

Une autre promesse était l’investissement de la base par l’armée géorgienne. Celle-là tournerait donc à plein comme avec l’armée russe, son fonctionnement ne serait pas altéré. Or la plupart des soldats russes étaient des habitants d’Akhalkalaki, faisant vivre plus d’une famille sur deux ; l’impact économique apporté par l’armée géorgienne, qui ne se composerait probablement pas d’autant d’autochtones, ne serait pas comparable. Mais au-delà de ces calculs, l’ouverture début avril d’une nouvelle base géorgienne aux normes de l’OTAN à Sénaki, en Mingrélie, ainsi que la construction d’une base similaire à Gori permet de douter d’une utilisation conséquente de celle d’Akhalkalaki dans un premier temps, étant donnés les effectifs de l’armée géorgienne. D’autant que la base est loin des normes de l’OTAN visées par Tbilissi.

Pour autant, Akhalkalaki ne semble pas perdue. La construction de la ligne de chemin de fer Bakou-Akhalkalaki-Kars, malgré la réticence de la population arménienne de voir sa région devenir un pont entre les espaces turques occidental et oriental, promet la création d’un gisement d’emplois et un pas vers le désenclavement de la région. D’autant que les conflits gelés entre l’Arménie d’une part, la Turquie et l’Azerbaïdjan de l’autre, représentent une opportunité de développement du commerce via la Géorgie, encore sous-exploitée.

Pour l’heure, l’évacuation de la base d’Akhalkalaki, qui avait éveillé tant de craintes, se sera déroulée sans heurts, changeant entièrement la donne dans les relations russo-géorgiennes comme dans la situation géostratégique, économique et politique de la Djavakhétie.

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